Mai 07 2024

LE BOMBARDEMENT DE LA VILLE DE PAPEETE

LE 22 SEPTEMBRE 1914 PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE


L'Histoire et la mémoire des hommes nous racontent que des événements importants se sont passés en septembre 1914 dans les Établissements Français d'Océanie, les É.F.O., c'est-à-dire la Polynésie française. Ces événements méritent qu'on s'en souvienne. Ils ont fait partie de la Première Guerre mondiale. Commencée en août 1914, il y a 100 ans, elle s'est terminée en novembre 1918. Les événements dont nous allons parler montrent qu'elle a été réellement mondiale, touchant de nombreux pays en Europe, ou ailleurs et, par exemple, l'île de Tahiti le 22 septembre 1914.

En 1914, Papeete et Tahiti semblaient beaucoup plus loin qu'aujourd'hui de la métropole. Et plus isolés qu'aujourd'hui. Pas de téléphone international, ni de télégraphe direct, ni d'avion ou internet. Un voyage d'un mois de bateau. Quand la guerre éclate en Europe le 4 août, ici on pense qu'elle peut avoir lieu, mais on ne connaît la nouvelle qu'à la fin du mois. Étant une colonie française, on était en guerre et on l'ignorait. On savait que des bateaux allemands, peut-être ennemis, naviguaient quelque part dans le Pacifique. Mais rien de plus précis. Alors ici certains se sont dit qu'il fallait préparer la défense de Papeete, la capitale, le port le plus important.

Celui qui doit s'en occuper est un civil, le gouverneur Fawtier qui dirige la colonie au nom de la France. Il confie la défense à Maxime Destremau, le commandant de la Zélée, le seul navire de la Marine Nationale présent dans les É.F.O. à ce moment. La Zélée est une canonnière, un petit vapeur qui avance aussi à la voile. Les forces de Destremau sont faibles avec l'équipage et les soldats de la Zélée, 100 hommes environ, plus quelques forces supplémentaires, encore une centaine d'hommes. Destremau s'appuie aussi sur les chefs tahitiens d'accord pour organiser une surveillance autour de l'île.

Il commence par l'entraînement de ses hommes, il prévoit une force mobile à pied, mais aussi avec des automobiles et des vélos qu'il réquisitionne. Il fait enlever de la Zélée les armes, en particulier les canons, et les fait placer à terre, les gros sur la montagne, en face de la passe, les autres sur des voitures, des Ford T. L'idée est d'empêcher un ou des bateaux ennemis de débarquer. Il est nécessaire d'installer un système permettant de surveiller l'approche de bateaux et de prévenir les troupes s'il le faut.

Et voilà que le 22 septembre, à 6 heures 15 du matin, par temps brumeux et mauvaise visibilité, Patrice Tematiti Burns, la vigie qui surveille la mer depuis le Mont Faiere, près du sémaphore, aperçoit 2 grands bateaux au nord/nord-ouest de Papeete. Les veilleurs actionnent le sémaphore qui transmet des signaux optiques, un clairon sonne l'alarme à travers la ville. Réveil général et alerte. Les bateaux inconnus sont à environ 4 kilomètres en mer. Pour Destremau, pas de doute, il reconnaît que c'est un allemand à la position d'un drapeau sur un mât.

Une partie des habitants de Papeete rient de l'alarme et ils n'y croient pas. En fait, de quels bateaux s'agit-il ? Ces navires allemands sont le « Gneisenau » et le « Scharnhorst », des croiseurs-cuirassés récents et modernes, armés de 16 gros canons et d'un grand nombre de plus petits. Avec des obus qui pèsent 125 kg, une salve des canons envoie 888 kg d'acier. Ils peuvent tirer une salve toutes les 15 secondes. Enfin il y a 1600 hommes à bord. Venus de Chine, ils sont passés par les Samoa. Ils ont besoin de nourriture fraîche et de charbon. Ils ont l'ordre de causer des dommages aux bases de leurs ennemis, ainsi qu'à leur moral. Ils veulent débarquer, prendre ce dont ils ont besoin et humilier la colonie française.

La population s'attroupe en ville. On doute, on est curieux, on veut savoir, et puis on se sent tellement loin de la guerre qu'au début, on n'a pas peur. Destremau donne à l'enseigne Charron l'ordre de tirer 3 salves de canon de 65 dans la direction des bateaux en les encadrant pour les obliger à montrer les couleurs, c'est à dire leur drapeau. On ne sait pas encore avec certitude s'il s'agit d'ennemis. À la suite de ce tir de semonce, les croiseurs hissent le petit pavois, la grande enseigne de l'arrière et le pavillon national. Ainsi ils disent qui ils sont et leur intention de combattre.

Les doutes sont levés. Destremau donne l'ordre de ne plus tirer pour éviter de faire connaître la position de ses canons cachés sur la montagne. Les Allemands qui pensaient qu'il n'y aurait pas de résistance sont furieux.

Maintenant Papeete va devenir pour deux heures un des fronts où se déroule la guerre. D'abord les croiseurs allemands font plusieurs passages le long du récif, puis, à l'aide de leurs gros canons, ils ouvrent le feu sur l'endroit où ils pensent trouver les canons français. Pour eux, les canons et leurs tireurs sont à éliminer. Ils tirent ainsi une vingtaine de minutes. Mais c'est un échec, Destremau et ses hommes ayant pensé à camoufler ces canons sous des feuillages. Vient ensuite un moment de calme. Les bateaux allemands font de grands tours à l'extérieur du récif.

La panique a envahi la population civile de Papeete, elle tente de se sauver vers les vallées ou vers la montagne, la Mission, Tipaerui ou Faa'a. Avec un peu de pagaille, on suit le plan d'évacuation qui avait été préparé. On s'enfuit comme on peut à pied, à vélo, en voitures surchargées d'enfants. Beaucoup de gens ne reviendront pas avant plusieurs jours.

Destremau a pris d'autres précautions. Il n'y a pas à l'époque la jetée, ni la digue, Motu Uta est encore un îlot isolé. Destremau a fait disparaître toutes les marques permettant de repérer le chenal depuis l'extérieur du récif et ordonné de miner les balises montrant l'entrée du port. C'est le moment de les faire sauter, boum ! Aucun bateau étranger ne peut désormais trouver le passage et pénétrer dans le port sans risquer de se mettre au sec. Et pour rendre cela encore moins facile, on remplit les cales de la Zélée et d'un autre bateau avec de l'eau afin qu'ils s'enfoncent. Destremau avait aussi pensé que les Allemands, s'ils venaient, auraient besoin de charbon pour fournir l'énergie à leurs machines à vapeur. Il avait donc fait préparer ce qu'il fallait pour incendier l'énorme dépôt de charbon qui se trouvait à Papeete. Et c'est le moment pour ses soldats d'allumer ce feu.

Les forces en présence sont très inégales et lourdement en faveur des Allemands. Mais les décisions de Destremau amènent l'amiral allemand Von Spee à renoncer à débarquer : il est coincé : il est trop risqué de faire rentrer ses deux gros bateaux dans un port très encombré en ignorant l'emplacement des coraux et ne sachant pas si des mines y sont présentes. La seule solution est d'utiliser des baleinières, elles sont prêtes à descendre avec des hommes armés à bord, mais une lente avancée à la rame les expose à de très nombreuses pertes, les canons français cachés pouvant toujours tirer. Enfin, le charbon que désirent les Allemands est en train de partir en fumée.

Les bateaux vont et viennent au large. Von Spee renonce à débarquer. Selon les ordres de son gouvernement, il va causer des dommages et essayer de détruire le moral de ceux qu'il a en face de lui.

Les croiseurs se mettent à tirer de tous leurs canons sur le port. La Zélée se couche sur le côté et s'enfonce sous l'eau ainsi qu'un autre bateau. Puis les Allemands bombardent pendant plus d'une heure le quartier du Commerce, le marché et la mairie. Un premier obus traverse la maison du capitaine du port, Simon, qui se trouve dans sa cour. Les obus explosent dans le centre ville en creusant d'énormes cratères. Les flammes s'emparent des maisons en bois et des boutiques. Des centaines de petits éclats d'obus pleuvent sur la ville, les témoins les entendent tomber sur les feuillages des arbres, sur les toitures.

Une jeune héroïne de 20 ans a marqué ce moment : Jane Drollet. Quand tous les civils s'enfuient, elle reste au central téléphonique sous le bombardement permettant aux défenseurs de Papeete de continuer à communiquer entre eux. On évoque aussi le courage de Monseigneur Hermel et du Docteur Bachimont allant, avec le jeune Benjamin Ceran Jerusalemy, organiser sous le feu un poste de secours près des canons sur le Mont Faiere. On raconte qu'au contraire, certains auraient demandé qu'on fasse monter le drapeau blanc et qu'on se rende. On murmure que le gouverneur Fawtier n'a pas été très courageux.

A 9 heures 20, les bateaux allemands dont les officiers ne veulent pas utiliser toutes les munitions arrêtent de tirer et s'éloignent lentement. Papeete a été sous le feu ennemi pendant 2 heures. Vers 10 heures, les défenseurs de la ville sont sûrs que les ennemis sont partis. D'eux-mêmes des Tahitiens plongent dans l'épave de la Zélée pour y récupérer le drapeau français qu'ils remontent afin de le rendre aux marins du vieux bateau.

Destremau donne l'ordre aux troupes et aux hommes volontaires d'aller combattre l'incendie devenu trop violent pour être vite éteint. Il va faire rage pendant plus de deux jours détruisant le quartier situé autour de la cathédrale. On dit qu'il n'y aurait eu par chance que deux tués et quelques blessés mais les dégâts matériels sont immenses. Le choc psychologique est grand et il va entraîner de la population, alors que certains n’étaient même pas citoyen français, à choisir de s'engager pour aller se battre en Europe contre l'Allemagne.

Papeete sera vengée. Les deux croiseurs seront coulés par une flotte anglaise aux Îles Falkland le 8 décembre 1914.

On se souviendra à Tahiti longtemps de Maxime Destremau, comme le montre un himene de Tautira de 1929 :
« Ta renommée ô Destremau
Restera toujours dans ma mémoire
Toi qui sauvas Tahiti Nui
Au ramage varié des oiseaux. »

Marie Noëlle Frémy